Amis designers, notre approche utilisateur centric, est en train de tuer la planète…

Benjamin Albarede
8 min readNov 30, 2019

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Récemment j’ai eu la chance de me voir proposer d’enseigner la Stratégie à des étudiants de Master. Mon expérience, qui pourrait se résumer par concevoir les bons produits (ou services) pour les bonnes personnes, m’a conduit du lancement de Canal+ à la Demande à des sites e-commerce, en passant par une expérience d’entrepreneur avec Wine Republik, une marketplace dédiée au vin, jusqu’à imaginer des services mobilité pour un fabricant de voitures. La question pour moi d’une stratégie réussie est naturellement orientée vers la conception d’un produit ou service dont les caractéristiques répondent le mieux possible aux attentes fonctionnelles ou émotionnelles des utilisateurs. Avec cette ambition qui manque totalement d’humilité mais qui donne envie de se lever le matin : faire en sorte que le monde soit différent avec ou sans ce produit. Tout excité et sans totalement savoir dans quoi je me lançais, j’ai proposé aux responsables du Master de leur fignoler un cours de stratégie de design et d’innovation.

Quel voyage fascinant que de formaliser ce que vous avez appris sur le tas pendant plus de 20 ans. Non pas que ma vie professionnelle ait été en quoi que ce soit exceptionnelle, mais s’obliger à résumer les enseignements appris au fil de l’eau auprès de vos collègues, clients ou boss est une prise de recul fort salutaire. Salutaire, car comme beaucoup de mes semblables, à force de pratiquer mon métier sur des terrains aussi instables et incertains que le marketing produit ou le lancement de services dans des organisations complexes, j’en venais à ne plus être mesure de bien (m’) expliquer ce que je savais exactement faire. Après cette synthèse, il m’a bien fallu combler les nombreux trous et lacunes pour donner à ce cours un peu de tenue et de cohérence. Je me suis jeté à corps perdu dans ma bibliothèque pour (re)parcourir ces livres qui m’avaient servi de béquilles dans ma vie aussi bien professionnelle que personnelle : Yuval Noah Harari, Jared Diamond, Guy Kawasaki, Edgar Morin, Steven Johnson (Future Perfect), Daniel Boorstin (les Découvreurs), James Surowiecki (la Sagesse des Foules), Eric Ries (Lean Start Up)…tous ces livres qui vous aident à réfléchir et à apprendre à désapprendre, à vous libérer de toutes vos croyances et certitudes, à douter même des choses les plus évidentes. Une déconstruction obligatoire pour ceux qui veulent se mettre sur le chemin du design et de l’innovation.

De la grande histoire aux petits objets

We are not the “Final Man”

Ce périple m’a conduit beaucoup plus loin que je ne l’aurais imaginé. En me dressant sur les épaules de ces géants, je me suis vu suivre le point de vue de Philippe Starck dans son TED sur le design, qui vous explique que si vous souhaitez vous intéresser aux motivations de votre utilisateur, il est nécessaire de mieux connaître l’espèce à laquelle il appartient en vous posant la question de savoir d’où elle vient : de cette fameuse soupe originelle et où elle va : vers une fin annoncée dans 4 milliards d’années. Nous serions donc en quelque sorte à mi-chemin de notre parcours, ce qui permet de garder à l’esprit que nous sommes le fruit d’une longue évolution qui n’est pas près de s’arrêter. Cette hauteur de vue est une source d’espoir car il nous est ainsi toujours possible de faire mieux, quelques milliards d’années ça laisse le temps de progresser. Elle impose aussi une certaine modestie au designer et au penseur qui, quelle que soit l’époque, se sont toujours perçus comme des hommes modernes, aboutissement ultime de la pensée et l’ingéniosité, alors qu’au moment où ils formulent cette idée ils sont, sans s’en rendre compte, déjà en train de devenir les anciens de la génération suivante.

La révolution humaniste a fait de l’homme le centre du monde

L’analyse de cette longue évolution selon les auteurs cités conduit à l’émergence de l’humanisme comme pensée qui structure notre société moderne. L’homme dans son histoire s’est progressivement repositionné dans la hiérarchie du monde vivant. Après un bref moment de lucidité, en ayant tâté de l’animisme qui le mettait à pied d’égalité avec les autres habitants de la planète dont il dépendait, il s’est converti au déisme pour justifier sa place d’exploiteur de la nature suite à la découverte de l’agriculture et de l’élevage. Cette conception du monde cédera à son tour aux coups de butoir de la science pour faire émerger l’humanisme qui fera de l’épanouissement de l’homme l’objectif ultime de la société.

Sans qu’on ne lui ait vraiment rien demandé, le monde vivant s’était vu asservi aux besoins des hommes qui, tel Icare et ses ailes en cire, à force d’ascension avaient pris légèrement la grosse tête.

Le User Centric est le nouveau “le Client est Roi”

Libéralisme et capitalisme s’ancreront profondément dans cette nouvelle philosophie universelle source de tous nos mythes modernes dont elle devient à la fois le but et l’outil. Remplacez épanouissement par valeur client (et donc profit pour l’organisation qui saurait monnayer ce produit épanouissant) pour comprendre le lien logique qui unit humanisme et la phrase gentiment désuète “Le Client est Roi” (on dirait aujourd’hui le Client est R.O.I.) devenue mantra des capitalistes de la fin du XIXe.

Par Bain News Service, publisher — Cette image est disponible sur la Prints and Photographs division de la Bibliothèque du Co
Marshall Field « Give the lady what she wants »

Le design “user centric”, cette approche réinventée par la Silicon Valley qui a violemment remis en cause les organisations dirigées par ces managers tout-puissants dont les pensées totalitaires avaient enseveli sous des couches narcissiques et de complexité organisationnelle la notion de “valeur client”, n’est qu’une résurgence de cette maxime.

Se focaliser sur les besoins clients, en comprenant mieux ses “pains” et en cherchant pour lui des “gains”, est une approche qui permet de concevoir des produits bien pensés et efficaces, qui simplifient la vie des gens et flattent leur égo. La récompense de ce Graal ultime d’un besoin satisfait pour une entreprise, c’est de pouvoir “scaler” pour inonder la planète avec des produits et des services exigés par tous les consommateurs du monde et de Navarre. Voilà de belles idées à enseigner aux étudiants pour mieux comprendre notre civilisation et trouver les racines et la justification d’une stratégie basée sur le design et l’innovation.

Céder aux hurlements de bébé

Tous les outils en vogue vous apprendront à travers le design thinking, les business model canvas, le lean start up ou la sociologie, à identifier les besoins client et à y répondre au mieux. Le client ROI est sollicité de toute part et la moindre de ses envies est analysée, décortiquée avant d’être satisfaite, tel le bébé qui, dès ses premiers cris, verrait se pencher sur son berceau des parents prêts à tout faire pour lui rendre le sourire. Il est facile d’oublier les conséquences de ces visions et de ces enseignements que l’on peut trouver excitants intellectuellement et particulièrement rémunérateurs quand on réussit, pourtant nous connaissons tous la limite de la logique de se plier en quatre à chaque hurlement de bébé. Ils risquent de se faire de plus en plus fréquents et d’être de plus en plus gourmands en ressources.

Céder aux exigences clients — La Voyage de Chihiro

Car c’est bien là où le bât blesse, à force de cajoler et dorloter notre client, on en vient à s’abstraire du monde qui héberge cet utilisateur exigeant qui a tout de l’enfant gâté. Toutes les ressources sont sacrifiées au profit de l’appétit vorace de ce dieu client, tel le Sans Visage de la maison des bains dans le Voyage de Shihiro qui dévore de manière compulsive et pulsionnelle les présents des humains qu’il couvre d’or… jusqu’à générer le chaos.

Les vertus de la vision système

Wine Republik m’a permis de côtoyer de nombreux vignerons, et parmi ceux qui m’ont le plus marqué, non seulement pour la qualité de leur vin mais aussi pour la vision de leur métier, la plupart s’étaient lancés dans la biodynamie. Les pesticides et les engrais, qu’ils soient chimiques ou bio, ne se concentrent que sur la résolution de “pain points” : supprimer les mauvaises herbes et les parasites et favoriser la croissance des plantes en oubliant l’écosystème dans lequel la vigne évolue, la rendant dépendante aux apports extérieurs. Pour échapper à ce cercle vicieux, les vignerons qui pratiquent la biodynamie considèrent au contraire la totalité de leur environnement et tirent partie des différents acteurs qui le constituent pour favoriser de manière systémique les performances de leur vignoble. Cette approche empirique de la gestion d’un écosystème leur permet avec une redoutable cohérence de produire de très grands vins en se réappropriant leur métier et en se libérant totalement des produits de synthèse.

Remettre la planète au centre

En l’absence d’une main invisible organisatrice des ressources, cette approche systémique doit devenir la norme. Il est temps pour les designers et ceux qui enseignent l’innovation produit de prendre dès maintenant leurs responsabilités en faisant converger leur vision user centric avec une vision planet centric. L’humanisme qui irrigue notre société fait face à la nécessité d’évoluer en profondeur pour intégrer dès les réflexions initiales la notion d’environnement et se poser la question du fonctionnement du système dans son ensemble. J’entends par là qu’il n’est pas suffisant de réduire l’impact écologique d’un produit en étant plus durable mais surtout de questionner son usage et sa signification pour le système. Cette révolution copernicienne ne sera possible que si on traite le problème à la racine. Il s’agit de revoir la manière d’enseigner la stratégie mais aussi les outils de design que nous utilisons au quotidien. Les années 2000 ont remis l’utilisateur au centre des préoccupations des acteurs économiques en s’appuyant sur de nouvelles méthodes de conception. La nouvelle décennie qui s’ouvre à nous devra faire évoluer ces méthodes et les esprits pour redonner à toutes les entreprises une véritable raison sociale et environnementale afin de faire converger les besoins individuels et la notion de communs. C’est un travail de longue haleine, commencé par des pionniers il y a des décennies, mais le moment est venue d’amplifier le mouvement car c’est maintenant que tout se joue.

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Benjamin Albarede

Entrepreneur, expert in designing and launching innovative products. I strongly believe that innovation has to make our planet a better place to live.